VOIR, SAVOIR ET FAIRE SAVOIR

, par Mireille

VOIR, SAVOIR ET FAIRE SAVOIR

Un seul mois de printemps, pas deux, pas trois, c’était bien suffisant pour aller à contre sens, pour savoir que je n’étais pas à ma place : la production horticole et tous ses sens interdits.

Début Mars, j’ai traversé la jardinerie, je suis passée devant la statue de décoration de la fausse déesse (tous les matins, je lui demandais de m’envelopper de sa sérénité même pour semblant), j’ai tiré la porte coulissante et je suis passée de l’autre côté : la prod.

La serre de vente, le bi-tunnel, la serre en verre, la serre de gauche… une fois dans l’enfilade des tunnels, tu ne vois plus le ciel de la journée ; je vais travailler avec des plantes et de la terre sans être dehors pour la première fois.
Le bruit des charriots métalliques sur les longs chemins de bétons qui traversent les serres, le bruit des portes qui ne coulissent plus car les rails sont englués dans le terreau (il faut s’arracher les bras à chaque passage). Le bruit de la machine qui avale le terreau pour remplir les pots de 10, les pots de 12, les godets… Avec le va-et-vient permanent des plantules d’une serre chauffée, à une serre froide, à une serre de présentation. J’avais parfois des images d’urgentiste qui me traversaient la tête.

Je voulais SAVOIR alors j’ai poussé les rolls chargés de pots en plastique remplis de terreau, j’ai tiré ces chariots de 7 étages avec des géraniums d’Éthiopie, des bégonias, des pétunias, des impatients de Hollande et d’ailleurs….
On appelle production le fait de recevoir par camion des plaques de 250 à 510 plantules, que l’on va manuellement repiquer dans du terreau et élever sous serre avec de l’engrais, des hormones de croissance, des stabilisateurs de pousse... et de l’eau jusqu’à la vente.
On va effeuiller, puis effleurer, (j’ai fait plein de petits bouquets) pour que les plants soient toujours verts et fleuris au bon moment.
Toutes ces manipulations sont répétées de mars à fin mai. De la manutention de pots en plastique, qu’il faut remplir, placer, aligner avec rigueur (avec mon aversion du cordeau j’en ai bavé !) pour le gain de place et la praticité de l’arrosage manuel, les longs tuyaux à dompter sur les cabestans.

Autant de logistique pour des milliers de plants ornementaux et potagés, qu’une équipe de saisonniers va excécuter de façon mécanique.
J’ai réussi en un mois à acquérir un certain rendement de repiquage, un bon rythme de rempotage, certains se chronomètrent « pour savoir s’ils sont bons »… j’ai mesuré mes pas sur une journée avec une application sur mon téléphone 7 km, et puis les autres jours j’ai oublié d’allumer mon téléphone.
Au bout de trois semaines, sur un charriot de rempotage, en face d’un saisonnier aguerri, je me suis vue entrain d’aller aussi vite, faire autant de sauge que lui ; saisir la plantule à droite, planter à gauche, saisir à droite planter à gauche…. J’ai désherbé le « champ » de son chiendent perpétuel dans les trous des bâches avec une houe oubliée ; j’ai voulu faire gonfler son manche dans de l’eau mais c’était une poubelle d’engrais branchée sur la conduite centrale.
Les semaines s’enchainent, tu ne sais plus quel jour tu es…. tu peux travailler le dimanche, ou le samedi mais pas le lundi ou pas le mercredi, et tu peux faire des heures ;autant d’heures que tu veux … tu pointes tu seras payée 11,35 euros de l’heure et en heure sup !
Les journées sont en générale de 10H en saison.

« Mot »ivations de journée :
« la saison ne fait que commencer , économies tes pas ! » « tu devras mettre en place ton stock de géraniums avant l’arrivée des clients et tu resteras après pour le réassort » et « la température dans les serres sera de + 40°C en mai, tu travailleras autant mais plus lentement « Ne penses pas à la plante penses à la vente » « les gens qui ont de l’argent viendront, les autres sèmeront des graines… ».

Dans des pots en plastique, remplis de terreau bio j’ai semé des graines bleu turquoise enrobées au fongicide… 3 semaines sont passées et je me suis déjà confrontée à tellement d’incohérences.
Je pensais pouvoir apporter de mes expériences et apprendre de cette nouvelle.
Je pensais pouvoir échanger, réfléchir sur le devenir de ce métier face à l’économie, le dérèglement climatique, le manque d’eau (arrosage sur le réseau de la ville car les réserves de récupération d’eau de pluie des toitures des serres sont vides), le prix de l’énergie (facture de chauffage de serre exorbitante)… On décale les productions, on chauffe moins longtemps par soucis d’économies financières mais le chauffage s’envole entre les portes en bâches plastique, et les fuites d’eau s’égouttent des conduites. On jette toujours les surplus de production.

Dans la boutique j’ai aperçu le pépé en bleu et en bottes, sorti direct de son potager, qui repart avec sa barquette de 6 choux vite fait, celle qui renouvèle l’implantation de la zone d’aromatiques, celui qui refait la déco devant la porte d’entrée , comme chaque printemps ; il y aussi celle qui veut la même plante que l’année dernière, tellement belle en photo, alors je lui installe une application de reconnaissance végétale pour qu’elle se souvienne que sa plante c’est une vivace.
Les pensées, les primevères sont vite balayées par la nouvelle collection. On prend une grosse poubelle sur roues, on y renverse les fleurs et leur terreau (on recycle les pots en plastique) et on jette tout dans le champs derrière…. Celui qui sera aplani en juillet pour les chrysanthèmes d’octobre.
Il n’y a pas de coin « bonnes affaires », on ne recycle pas le vivant.

Il y a ceux qui viennent aussi pour le plaisir des yeux, admirer les alignements parfaits de pots multicolores perfusés, ces champs d’étiquettes (les chromatiques sont vendeurs ! un client achète plus quand il y a l’étiquette en plastique qui coute 20 cts de plus). Un jour, une dame sans lunette qui s’était aventurée dans la zone production avec son charriot « juste pour voir » me demande : qu’est ce que c’est ces fleurs ? Il n’y a pas encore de fleur ici… si si les bleues là-bas … Des pots marrons avec des chromos bleues pour de futurs surfinias…
Je n’ai pas voulu réussir à compter les pots de terreau en fonction du nombre de plaques de plants, je n’ai pas voulu apprendre à maitriser le transpalette pour remonter les 100e de pots de terreau, je n’ai pas voulu faire de la remplisseuse, je n’ai pas voulu me chronométrer ni savoir combien j’en avais fait en 4h…. et parfois même j’ai « oublié » de faire les plaques par couleur ! (petite excentricité créative)

On doit être acteurs de notre consommation en guidant l’horticulteur vers une production plus raisonnée, adaptée, le faire devenir curieux, audacieux, créateur, inventeur des jardins d’aujourd’hui. Lui demander des suspensions en osier, des jardinières en bois, des cultures bis-annuelles, perpétuelles, et respectueuses des conditions de travail et de l’environnement. (Je ne vous parle pas des oliviers centenaires ni des palmiers qui remplissent la pépinière). Ils ont essayé de vendre des orties en pot de 15... ils ont arrêté tellement les clients de la boutique se sont moqués.

J’aurai pu continuer, les gars me l’ont dit ... j’avais un bon rendement ...pour une femme, …. pour une femme de mon âge : ) la seule saisonnière et jardinière ; les autres viennent d’ailleurs.
Tu peux assez vite maitriser l’art du rempotage et pas besoin de faire de la reconnaissance végétale. Je croyais que l’on me faisait réciter toutes les ornementales que je croisais par soucis de transmission, non... une façon bien patriarcale pour te remettre à ta place d’ouvrière agricole, un rituel comme pour les stagiaires de seconde qui représentent une main d’œuvre bénévole productive en cette saison de rapport de stage.
Je croyais pouvoir transmettre aussi par le biais du travail d’équipe et de la vente, diffuser mes conseils au potager ; en fait, j’étais destinée seule au rayon des géraniums. Mes prochaines semaines : ramener des charriots de géraniums des serres de production à la serre de vente.

Un mardi matin, après un message de ma tasse de thé
« in life, don’t create just an impression, create a trust », et plusieurs nuits blanches à cogiter, j’ai présenté une rupture de contrat saisonnier amiable.
J’ai fait ma journée et dans l’après-midi, ils avaient trouvé 2 autres saisonniers ; mes scrupules à laisser l’équipe en pleine saison... balayés.

Quelques belles rencontres tout de même dans ces tunnels qui m’ont souvent donner l’impression de travailler à la mine (je rentrais avec les rides des yeux et les trous de nez tout noir).
Il y a eu ces jeunes stagiaires qui te disent que « si leur profs leur racontaient comme moi ils aimeraient les cours », la vendeuse de fleurs qui regrette ton départ parce que j’avais encore beaucoup à lui apprendre et un jeune saisonnier tellement gentil, serviable... je suis tellement triste qu’il ne s’épanouisse pas ailleurs.
Penser à ce nouveau, croisé la dernière journée, il sifflotait dans les allées, il faisait d’hilarantes imitations de Jacqueline Maillant. Puis le petit stagiaire de 15 ans, débordant d’énergie, toujours à vouloir faire plus, force physique incroyable, à discuter de jeux vidéos et écouter du rap sur son téléphone…
Très vite on les fauche !
Juste courber le dos et aligner des pots.
J’ai repris le chemin des chantiers en plein air parce que c’est de saison et de raison.